Accueil Actualités Entretien avec Lotfi Zitoun, Haut responsable du parti Ennahdha : « Si la transition démocratique échoue, tout le monde en subira les conséquences »

Entretien avec Lotfi Zitoun, Haut responsable du parti Ennahdha : « Si la transition démocratique échoue, tout le monde en subira les conséquences »

C’est un dirigeant qui a disparu de la scène politique, mais qui est resté visible à travers ses articles et quelques prises de position parfois en faveur de son parti Ennahdha, parfois très critiques à son encontre : Lotfi Zitoun revient sur le devant de la scène. Il regagne également sa place au sein du Conseil de la choura. Après que son parti a obtenu la première place dans la nouvelle législature qui court de 2019 à 2024, La Presse lui donne la parole.

Le parti Ennahdha vient de remporter 52 sièges. Il est classé premier dans la nouvelle chambre des élus de la nation. Si on comparait avec les législatives de 2014, vous aviez obtenu 69 sièges. Vous avez donc perdu au fil de 5 ans 17 voix. Bien que vous ayez honoré vos engagements à l’égard de vos partisans. Des milliers d’entre eux ont été recrutés par la fonction publique. Les indemnisations puisées dans les caisses de l’Etat se comptent par milliers de dinars. Malgré cela au moment du vote, vous avez été non pas punis, comme d’autres partis qui se sont carrément effondrés, à l’instar de Nida Tounès, mais vos électeurs vous ont en quelque sorte sanctionnés, comment l’expliquez-vous ?
Il n’y a pas qu’Ennahdha qui soit en perte de vitesse, nous observons qu’en 2011, il y a eu un changement radical en Tunisie qui s’est étendu sur plusieurs autres pays. Ensuite, il s’est limité à la Tunisie et s’est traduit par une opération de transition démocratique. Laquelle transition représente le fruit d’un effort déployé par la classe politique, parce que ceux qui ont initié la révolution n’étaient pas organisés. C’est le peuple qui a fait la révolution, certes, mais il n’était pas encadré. Des mouvements politiques ont pris le relais et ont tenté de traduire ce geste populaire en action politique transitoire. Parmi les engagements donnés au peuple, à l’issue de la transition démocratique constituante, les revendications révolutionnaires seront déclinées en réalisations économiques et sociales. Sauf que cette phase a trop duré, à peu près dix ans et le peuple n’a encore rien récolté. La transition démocratique n’ayant pas été bâtie sur des fondations solides, à mon avis, empêchant un parti d’obtenir une majorité confortable, et donc de mettre sur pied son programme. Cela peut s’expliquer en partie par la hantise d’ouvrir la porte à l’autoritarisme encore une fois.

Le principe de quotas imposé a été également un facteur de blocage. La Cour constitutionnelle, une des instances garantes de la démocratie, n’a pas encore vu le jour n’est-ce pas ?
Nous avons été incapables d’établir la cour constitutionnelle, qui est à mon avis la plus importante structure qui régisse le système politique tunisien. Résultat, les gouvernements qui se sont succédé manquaient de légitimité et de force pour traduire les objectifs de la révolution tunisienne. Alors qu’au cours de la transition, la classe politique s’est enlisée dans les luttes de positionnement. Des partis disparaissent aussi rapidement qu’ils sont apparus. Tout cela a conduit à la situation actuelle ; pratiquement la moitié des électeurs ne sont pas allés voter. Or, le taux de participation est un indicateur fort de plébiscite ou de rejet de l’opération démocratique qui s’est révélée au bout du compte fragile, tout comme les partis politiques. Le parti Ennahdha a reçu la leçon en 2014, on est arrivé deuxième. On a décidé de nous rapprocher davantage du centre de l’échiquier. Or, l’ensemble de l’opération démocratique est une lutte pour se positionner au centre.

Mais Nida Tounès n’était pas un partenaire stable…
Nida Tounès a commencé à s’effriter à cause de ses luttes internes. Quant à Ennahdha, le parti a dû subir une forte pression et la surenchère de sa ligne droite.

C’est ce que nous sommes en train de voir en ce moment, n’est-ce pas ?
Oui c’est une situation qui s’est traduite dans le vote de listes qui se situent à l’extrême droite. J’ai une crainte que cette évolution du parti Ennahdha vers le centre ne soit rompue, le parti n’a pu la poursuivre à cause de la surenchère des coalitions d’extrême droite.

Des listes et coalitions que le parti Ennahdha va tenter d’amadouer pour former un gouvernement ?
Pas nécessairement. J’ai une vision pour la formation du gouvernement. En l’absence d’une Cour constitutionnelle, il faut que le gouvernement soit fort et solide pour pouvoir diriger le pays. Donc, il faut que le gouvernement jouisse d’une majorité confortable. Par conséquent, un exécutif appuyé par 109 députés représente une majorité précaire. Notre Parlement est enclin au nomadisme parlementaire, des groupes montent, d’autres descendent. C’est ingouvernable. Pour qu’un gouvernement soit stable, il faut qu’il bénéficie d’une marge de sécurité, au minimum des deux tiers, à peu près 145 voix, pour pouvoir diriger le pays et parachever le processus transitionnel ainsi que les instances constitutionnelles.

D’après-vous, compte tenu des résultats obtenus, est-ce possible ?
Pour le moment, on verra bien, si c’est possible ou pas. Mais je suis en train de dire ce qui est nécessaire. Parce que pour le moment, les gens font des calculs mathématiques, alors qu’il s’agit de données politiques et d’objectifs. Posons d’abord les objectifs, et trouvons par la suite le mode de gouvernance le mieux adapté pour les mettre en œuvre. Je pense à la majeure partie du peuple qui n’est pas très préoccupée par la chose publique mais par la vie difficile qu’il mène.

Pour ce faire, avez-vous commencé les négociations avec les différentes parties ?
Je crois que non, il faudra attendre la publication des résultats définitifs. Attendre le second tour de la présidentielle. Tout le pays est concentré sur ce troisième et important rendez-vous électoral.

Oui mais en attendant plusieurs formations ont déjà annoncé qu’elles s’installent dans l’opposition. On peut dire par ailleurs que c’est aussi une bonne position de négociation, n’est-ce pas ?
La lettre adressée par le peuple à travers cette chambre fragmentée ainsi que le taux d’abstention sont des leçons données à la classe politique avec toutes ses composantes. Des partis ont éclaté en poussière. C’est un message sévère. Nous, nous avons perdu 17 députés. Théoriquement, le régime démocratique requiert un gouvernement solide et une opposition forte. Dans cette fragmentation, peut-on se permettre de jouir du luxe de l’opposition ? C’est une position confortable. Quel est l’intérêt d’être dans une chambre 5 étoiles mais à bord du Titanic ? Si la transition démocratique échoue, tout le monde en subira les conséquences. J’invite tout le monde à écouter la voix de la raison. Nous avons en tout et pour tout quatre mois pour former un gouvernement. La Constitution a donné la possibilité au premier vainqueur qui dispose de deux mois pour lancer ses négociations, ce qui requiert au premier parti de se nourrir de valeurs centristes, dans son discours, son programme et ses négociations. C’est le centre qui réunit tout le monde. Ce qui requiert à ce parti est de faire preuve d’humilité. Notamment à l’égard de ses partenaires politiques. Et lever les lignes rouges.
Il y en a une tout de même posée par Rached Ghannouchi, à savoir ne pas négocier avec les partis sur lesquels pèsent des suspicions de corruption…
Cela devrait être un dénominateur commun autour duquel tout le monde doit s’accorder.

Cela veut-il dire que tous les députés élus sur vos listes ne sont pas impliqués dans des affaires de corruption ?
Je n’ai pas à ma connaissance que les élus soient impliqués dans des affaires de corruption ou poursuivis en justice. Mais la question ne concerne pas des personnes mais comment gérer une opération politique entre partenaires. L’intelligence tunisienne a produit ce qu’on appelle le consensus qui a permis malgré ses failles d’installer des gouvernements et de faire tourner le pays, malgré les problèmes que l’on connait. Mais nous ne sommes pas restés au point de départ dans une situation de blocage. Il se trouve que le pays a encore besoin de consensus. La Tunisie n’est pas encore prête pour être gouvernée comme une vieille démocratie, pouvoir vs opposition. Sinon le gouvernement sera trop fragile parce que composé de plusieurs composantes disparates. Les gouvernements coalisés sont généralement faibles. Mais je tiens à dire que certaines parties sont en mesure de faire du tort au pays dans ses relations stratégiques et son mode de vie.
Les déclarations de certaines têtes de liste ou chefs de coalition sont incendiaires, violentes et portent atteinte au pays…
Ennahdha pour le moment n’a aucun partenaire et n’a établi aucune coalition. Le parti se place à égalité vis-à-vis de tout le monde. Ennahdha tentera de composer un gouvernement centriste. Il n’est pas possible de former un gouvernement de droite, tout le pays se positionnera à gauche et le contraire est vrai. Ennahdha sous la pression des surenchères a un peu basculé vers la droite, Nida Tounès a disparu, les petits partis se sont dispersés. Le centre s’est vidé. Or, le centre c’est la stabilité, c’est la réponse à la plupart des revendications des citoyens.

Le premier parti désigne le chef du gouvernement, vous pensez à des noms de votre parti ou des personnalités indépendantes ?
Il faut dire que certaines personnalités présentent leurs candidatures ou d’autres se chargent de le faire au sein du parti Ennahdha. Le problème est plus complexe. D’abord, il y a la composition politique nationale : qui sera président de la République ? Qui sera le président de l’Assemblée ? Le 10 novembre commence la composition du gouvernement. Les statuts d’Ennahdha stipulent que si le parti préside l’Assemblée ou le Gouvernement, Rached Ghannouchi, président du parti, est le candidat naturel. Sauf s’il choisit un autre candidat qui sera adoubé ou non par les structures internes. Donc les structures du parti vont se réunir et choisir pour quelle présidence opter, la présidence de l’Assemblée ou celle du Gouvernement. Et, tout est possible, qu’un chef de Gouvernement non encarté Ennahdha soit choisi. Mais cela demande encore du temps.

Le second tour de la présidentielle c’est dans quelques jours, Rached Ghannouchi a appelé ses partisans à voter pour M.Saïed, qu’en pensez-vous ?
Oui c’est une personnalité indépendante qui se tient à égale distance de tous les partis. C’est le garant de la Constitution. Mais si on souhaite que le processus démocratique se poursuive, le dernier mot revient au peuple. Un choix que tout le monde se doit d’accepter, que ce soit Kaïs Saïed ou Nabil Karoui.

Le contexte géostratégique a changé relativement durant les années 2011, en Egypte, c’est le Maréchal Sissi qui est à la tête du pays, le poids du président turc n’est plus ce qu’il était. Ces changements ont-ils un impact sur le parti Ennahdha, vous sentez-vous affaibli ?
Pour ma part, j’ai toujours appelé à des réformes profondes au niveau de l’esprit idéologique et au niveau du discours. Nous sommes en train de dépasser le carré idéologique pour devenir un parti national. Nous sommes en train de faire des allers-retours entre le mouvement idéologique et le parti national dont la principale référence reste la nation, la Tunisie. Il y a un effort d’un côté et des pressions fortes de l’autre. Je souhaite que le parti résiste. On le constatera de facto dans la composition du gouvernement. Dans ces moments difficiles où la région passe de crise en crise, il nous est demandé de poursuivre notre mue vers un parti tunisien, centriste, national qui préserve ses rapports stratégiques. Un triangle stratégique, qui dit la France, dit l’Europe. Les Etats Unis, un grand pays et un ancien allié, et l’Algérie, avec qui nous avons des relations fraternelles. Dans les vieilles démocraties, quand il s’agit de relations internationales, il y a un seul mot d’ordre suivi par tous. Conservateurs, libéraux, gauche, droite. C’est pourquoi le ministère des Affaires étrangères en Tunisie est sous la tutelle du président de la République pour le mettre à l’abri des tiraillements politiques. Les journalistes occidentaux, eux aussi, se rallient à la position de leurs pays. Les exemples sont légion. En outre, le premier parti, Ennahdha, est chargé de protéger les missions diplomatiques et leur garantir la sécurité, l’environnement pour bien travailler dans la sérénité. Nous sommes un pays souverain, il est superflu de le mettre en doute maintenant.

On dirait que vous êtes en train de répondre à certaines parties qui ont brillé par un discours violent et belliqueux ?
Oui, je confirme, certains aventuriers sont en train de mettre en péril l’intérêt suprême de la nation, ses intérêts stratégiques et ses relations avec ses partenaires historiques. C’est absurde, c’est un jeu dangereux qui doit prendre fin.

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